APPRENDRE À DIALOGUER POUR MIEUX VIVRE ENSEMBLE
Epandage des effluents, mise aux normes des bâtiments d'élevage, directive nitrates, restriction de l'irrigation, trame verte et bleue, Natura 2000, Grenelle de l'environnement, bien-être animal, péri-urbanisation mettant en cause le pâturage ou la pérennité de l'atelier du lait… Des pressions croissantes venant de l'extérieur influencent les conditions d'exercice du métier d'éleveur.
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DEPUIS LES ANNÉES QUATRE-VINGT-DIX, LES EXIGENCES ENVIRONNEMENTALES OU SOCIO-TERRITORIALES sont d'autant plus mal vécues qu'elles se sont renforcées dans un contexte d'incertitude économique, de crises sanitaire et climatique, et de délitement des relations directes entretenues par le monde agricole avec l'État. Depuis la décentralisation et la montée en puissance des collectivités locales, l'agriculture doit composer avec une multitude d'interlocuteurs. « L'évolution des relations entre agriculture et environnement ne peut être détachée d'une remise en cause des caractéristiques du modèle de développement agricole de l'après-guerre, analyse Patrick Mundler, économiste et enseignant chercheur à l'Isara de Lyon. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors qu'il s'agissait de nourrir l'Europe, un contrat implicite avait été passé entre l'agriculture et la société : aux agriculteurs la charge d'améliorer leur productivité, aux pouvoirs publics celle de garantir les prix et les débouchés. » Accompagné de formidables avancées techniques, cette politique a constitué pendant plusieurs décennies le moteur d'un développement agricole inégalé, assurant aux populations européennes une alimentation en quantité et qualité sans précédent. Toutefois, à partir du milieu des années quatre-vingt, la mise en évidence des nuisances environnementales de l'agriculture et la remise en cause du « productivisme » ont constitué un tournant majeur dans l'appréhension des relations agriculture-environnement.
OPPOSITION FRONTALE ENTRE DEUX MONDES
C'est à ce moment-là qu'est apparue la notion d'une « agriculture prédatrice détruisant l'environnement ». « Pour de nombreux chercheurs, les représentants de l'agriculture n'ont pas su anticiper ce retournement, observe Patrick Mundler. La communication des organisations autour de l'image d'agriculteurs entrepreneurs responsables, engagés dans une agriculture compétitive et respectueuse de l'environnement, s'est réaliséedans l'ensemble dans la confrontation avec les acteurs porteurs d'un discours environnementaliste. Elle n'a pas permis l'instauration d'un climat de confiance réciproque. » L'opposition frontale engagée actuellement dans la Somme autour du projet « 1 000 vaches » (voir p. xx) illustre parfaitement cette situation où les différents protagonistes ne semblent communiquer que par médias interposés, sur la base de propos outranciers, sans pouvoir ou vouloir entamer un véritable dialogue. « Les représentations sociales de l'élevage restent liées à des animaux dans les champs, observe Patrick Mundler. Alors que l'élevage des zones herbagères, lié à des produits de qualité et à un entretien de l'espace, bénéficie plutôt d'une bonne image, les non-agriculteurs portent en revanche un regard plus critique sur l'élevage industriel. »
ALLER AU-DEVANT DES AUTRES
Ayant le sentiment de devoir se justifier en permanence, les agriculteurs réagissent différemment. Certains optent pour le repli sur soi (les politologues nous diront si la montée du vote Le Pen chez les agriculteurs exprime cette tendance) ou la colère par une opposition frontale. D'autres choisissent de sortir de la position défensive pour aller au-devant des autres, expliquer leur métier, ses contraintes et ses intérêts. C'est le cas d'André Pernoud, éleveur laitier en Haute-Savoie, vice-président de la FDSEA : « Les agriculteurs doivent accepter que la population les interroge. À nous d'expliquer aux non-agricoles la réalité de notre métier avec nos gros tracteurs et nos tonnes à lisier. C'est plus facile qu'on pourrait le croire. En prenant sur soi et en évitant de sauter d'emblée sur son interlocuteur, on peut lui montrer que l'agriculture a évolué : qu'on a du matériel en copropriété, qu'on enregistre ce qu'on fait sur nos ordinateurs. Sur dix personnes, neuf vont nous écouter. Bien sûr, il y en aura toujours une qui se réfère à son grand-père paysan qui travaillait avec des boeufs et qui ne polluait pas, lui ! » Président de l'Association des agriculteurs du parc naturel régional des Bauges, en Savoie, Cédric Laboret estime lui aussi que les agriculteurs doivent s'ouvrir à l'extérieur. « Les gens ne savent pas ce que l'on fait, qui on est et dans quel cadre on exerce notre métier. Comme beaucoup d'agriculteurs ignorent d'ailleurs comment fonctionne le reste de la population. Il ne faut pas avoir peur de mettre les chiffres sur la table. Beaucoup de gens en France touchent de l'argent public. Quand un voisin est venu me voir à la suite de la publication des aides Pac sur internet, je lui ai présenté les chiffres du centre de gestion et montré la réalité de notre système de production. J'ai aussi mis en perspective l'évolution du prix du lait et du Smic sur les dernières décennies (3 F de l'heure et 0,70 F le litre de lait du temps du père de mon associé). Les jours suivants, ce monsieur a écrit un tract appelant à soutenir les paysans. Il n'y a que les excès que l'on n'est pas capable de justifier, des DPU de 40 000 à 50 000 € par personne par exemple. Je n'ai aucun problème à parler des MAE (mesures agro-environnementales). Elles sont pour moi l'exemple même de “mesures socialement explicables”, car elles collent à la demande qui nous est faite : vous voulez de la biodiversité, on a mis en place une mesure pour montrer qu'elle existe, pour la favoriser et pour la contrôler » ; explique-t-il. Pour Patrick Mundler, l'enjeu de ce dialogue entre l'agriculture et la société est majeur. « Les agriculteurs travaillent avec le vivant. Ils sont un peu les dépositaires d'un patrimoine commun. Ce qui est donc en cause, c'est la gestion de ce patrimoine. Aujourd'hui, les questions liées à l'eau, à la santé ou à la préservation de la durabilité des sols concernent la société tout entière », déclare Patrick Mundler
Les freins à un tel dialogue existent : le manque de temps des agriculteurs, la faible valorisation économique des efforts réalisés, les impasses techniques (en matière, par exemple, de lutte contre les mauvaises herbes) ainsi que la montée de l'individualisme dans tous les milieux.
COMMUNIQUER SUR LE BIEN COLLECTIF ET NON PLUS INDIVIDUEL
« Le plus dur, c'est de mettre les personnes autour de la table, estime André Pernoud. C'est un préalable indispensable à la recherche de points communs. L'autre enjeu de demain sera de trouver des gens qui communiqueront sur le bien collectif, celui-ci différant de la somme des intérêts individuels et des lieux de dialogue. » « Aux dernières élections municipales, beaucoup d'agriculteurs se sont retrouvés dans les conseils municipaux, se félicite Cédric Laboret. Le monde agricole a pris conscience d'une réalité : la société ne va plus nous courir après. » « Dans une société de plus en plus complexe, définie par des groupes et leur point de vue propre, les choses passent par des transactions sociales, confirme Claude Compagnone, d'Agro- Sup Dijon. D'où la nécessité de se rencontrer. La négociation constitue une alternative plus efficace au conflit et à l'imposition (un acteur a les moyens d'imposer son point de vue à l'autre). Les parties qui négocient sont en effet moralement engagées. Elles génèrent par ailleurs des connaissances communes. Le conflit peut lui aussi être productif, quand les critiques des uns et des autres font réfléchir et amènent à une certaine forme de coopération. Mais il faut également être conscient qu'il peut avoir une autre visée, plus négative, celle de mettre à genou son interlocuteur. »
Les questions posées aux agriculteurs mais aussi à leurs interlocuteurs sont donc multiples : comment sortir d'un rapport de force pur à une situation où l'on discute avec les autres ? Comment se constituer en groupe capable d'entrer en négociation pour faire entendre son point de vue légitime, tout en écoutant celui des autres ? Comment parvenir à établir une situation de compromis qui ne signifie pas pour autant une situation harmonieuse ? Comment être capable de mettre en place un dispositif et un lieu de négociation sans pour autant être des « bisounours » ? La bonne volonté, surtout si elle n'est pas partagée, ne suffit pas. Répondre à ces interrogations constitue un nouveau challenge pour les agriculteurs.
ANNE BRÉHIER
Chaque année, dans les Savoie des visites d'exploitations sont organisées pour les élus locaux dont beaucoup méconnaissent l'agriculture. Il s'agit d'expliquer les réalités et les contraintes du métier, ainsi que la nécessité de laisser du foncier aux exploitations. © A.B.
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